jeudi 21 avril 2011

Fukushima : mais où sont les scientifiques ?

Harry Bernas, physicien, lance un appel pour que les scientifiques dépassent leur rôle d’experts et deviennent acteurs du débat public.

Si les conséquences directes du tremblement de terre et du tsunami japonais sont évidentes et suscitent sympathie et solidarité sans équivoque, l’unanimité disparaît lorsqu’il s’agit de l’accident qui affecte les réacteurs nucléaires de Fukushima-Daiichi. La situation à Fukushima est “très préoccupante” selon plusieurs organisations internationales de contrôle nucléaire, et très loin d’être stabilisée. L’opérateur de la centrale, le gouvernement et le lobby nucléaire ont des raisons de rassurer, mais aussi de mal évaluer ou de minimiser les dangers.

C’est d’abord la chance et un vent favorable qui ont éloigné la radioactivité de Tokyo, et il est certain qu’un territoire significatif et une aire de pêche essentielles du Japon seront zones interdites pour des décennies. L’impact ultime sur la santé et l’économie est encore indéterminé, mais le problème est devant nous pour plus d’un siècle. Les scientifiques – surtout les physiciens – ont ici un rôle très sensible. Analyser et informer ne suffit plus. Après Three Mile Island et Tchernobyl, Fukushima symbolise un véritable changement pour l’avenir de l’humanité, et exige que les scientifiques dépassent le rôle d’experts pour devenir acteurs dans le débat public.

Au-delà de l’exploration de la nature, l’essence de la recherche et de l’éducation scientifique est d’apprendre à affronter au quotidien l’inattendu et les contradictions, à comprendre en quoi consiste l’incertitude, à “pré-voir”, à faire face à la complexité. Ces aspects sont totalement absents des desseins politiques et économiques actuels. Il est grand temps de se rendre compte qu’ils sont devenus indispensables pour rendre notre planète vivable et notre société démocratique. Affronter Fukushima requiert évidemment science et technologie, mais aussi un changement de perspective auquel les scientifiques peuvent contribuer. Trois exemples:

1. Le vocabulaire est trompeur: Il n’existe pas de catastrophe “naturelle”. La Nature est indifférente, les catastrophes sont affaire humaine. Nous occupons la terre entière: il s’ensuit que l’activité humaine, pacifique ou guerrière, induit des effets à l’échelle planétaire. Ce n’est pas la géologie qui crée les “désastres”, ce sont des actions humaines telles que la construction d’une ville ou d’une centrale nucléaire sur une faille géologique. Les phénomènes physiques ou chimiques qui produisent notre énergie n’ont pas à être “maîtrisés”. Ils requièrent évidemment toutes sortes de recherches, mais c’est bien la technologie – le comportement humain face à la nature – qui nécessite d’être maîtrisé. Fukushima montre à l’évidence que la mise en œuvre de l’énergie nucléaire met à l’épreuve la capacité humaine à faire face à ses propres choix.

2. L’humanité ne se contente pas de remplir l’espace, elle agit aussi sur le temps. L’énergie nucléaire et l’émission de radionucléides en est un symbole. Alors que tremblements de terre et tsunamis ont un effet immédiat, le temps de Fukushima est hors des gonds : la fuite de radioactivité affectera l’écologie et les habitudes alimentaires du Japon pendant des décennies. En réalité, la collision du long- et du court-terme, à Fukushima et ailleurs, eu lieu bien avant le désastre. La conception même des réacteurs, le tassement de six réacteurs à quelques dizaines de mètres les uns des autres, le placement des piscines de combustible irradié à l’intérieur même des bâtiments de réacteurs, la tentation de limiter contrôles et réparations, la mise en route d’une filière nucléaire en l’absence de méthode efficace pour traiter les déchets radioactifs… Aucun de ces dangers n’est intrinsèque à la nature physique de l’énergie nucléaire: ils ont tous une origine très humaine – le profit financier et (au départ) des applications militaires.

Les recherches sur des technologies de réacteurs nucléaires plus sûres et sur des sources d’énergies alternatives étaient bien engagées voici 40 ans. Si une vision à long terme avait été proposée et débattue alors, elles auraient progressé considérablement et le Japon aurait pu réduire ou éviter le besoin et les risques d’une confrontation de l’énergie nucléaire avec les mouvements de l’écorce terrestre. L’humanité, comme le climat, est un système complexe dans lequel la recherche de gains à court terme peut compromettre la survie à long terme. Fukushima nous le redit brutalement.

3. L’impact de nos activités étant aujourd’hui à l’échelle du monde, ne serait-il pas temps que l’humanité dans son ensemble tente un changement radical de paradigme, et que l’énergie, l’air et l’eau deviennent des biens communs recherchés, produits et distribués par tous pour tous? Nous savons déjà économiser l’énergie, accroître l’efficacité énergétique, évaluer le potentiel de nouvelles sources d’énergie, choisir la combinaison des sources adaptée à chaque région. Reste à le mettre en œuvre.

Reste aussi à résoudre des problèmes immenses : stocker et transporter efficacement l’énergie. Sont-ils plus complexes sur les plans scientifique, technique, économiques que ceux résolus pendant le dernier siècle, créeraient-ils moins d’emplois? Certainement pas. La vraie, l’énorme difficulté est de quitter une démarche orientée vers le profit immédiat et la minimisation des coûts, pour une démarche tendant à chercher des solutions stables, sûres, pacifiques et économiques dans la durée. Impossible?

L’efficacité typique d’un moteur à essence a doublée à peine en 100 ans, alors que l’efficacité d’une mémoire d’ordinateur a été multipliée par cent millions en 40 ans. La différence : imagination et décision, détermination, et investissement massif dans une recherche à long terme plutôt que maximisation des profits. Le rôle des scientifiques pour faire apparaître de telles réalités est devenu crucial.

Dans le monde d’après Fukushima, les scientifiques ne pourront plus se satisfaire d’approvisionner en expertises et avis des décideurs politiques et économiques qui ont leur agenda propre, à plus ou moins courte vue. Sans arrogance et avec leurs concitoyens, il est grand temps pour eux de s’exprimer massivement et partager les responsabilités des décisions sociétales. Pour contribuer à concevoir un monde dans lequel les actions à court terme incorporent, sans les ignorer, leurs conséquences à long terme.

Harry Bernas
Harry Bernas est ancien directeur d’un laboratoire CNRS de physique nucléaire et de science des matériaux à l’université Paris-Sud, il étudie les effets d’irradiation dans les matériaux

Source:
http://www.sciencesetavenir.fr/actualite/crise-nucleaire-au-japon/20110420.OBS1656/appel-fukushima-mais-ou-sont-les-scientifiques.html

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